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Giap, «le génial
petit prof» viet est mort à l’âge de 102 ans. Trente-huit ans après avoir, au
terme de sa Longue marche vers la mer, submergé l’armée sud-vietnamienne,
occupé Saigon, balayé le gouvernement fantoche du «Big Minh» qui ne demandait
qu’à lever les bras.
Par Pierre Darcourt
May
bai... May bay dich — Avions américains... avions ennemis...»
Une
voix de femme, étrangement calme, annonce l’attaque dans tous les haut-parleurs
de la ville. Tout Hanoi l’entend. Puis, le mugissement lugubre des sirènes
retentit. L’enfer de la défense se déchaîne. Fusées Sam, canons de 100, de 57
et 37, soviétiques ou chinois. Mitrailleuses de 12,7 quadruplées, montées sur
half-track. Milliers d’armes lourdes crachant vers le ciel des jets de fer et
de feu.
Un
Phantom touché de plein fouet percute la rive du fleuve Rouge et explose en
débris enflammés. Coïncidence ? A moins de cent mètres, un panneau de
propagande, barbouillé de couleurs violentes, montre une petite militante
vietnamienne, fusil au poing, poussant devant elle un grand pilote «yankee»,
mains en l’air, hagard et blessé.
«Je suis inébranlablement convaincu de notre
bon droit, notre guerre est juste. Les Américains ont écrasé tout le pays
apparent sous les bombes, mais n’ont pas réussi à détruire le pays secret. Les
"computers" ne peuvent soumettre ni l’intelligence, ni la volonté des
hommes, mais ils sont capables de multiplier des millions de fois leur
stupidité...»
Du
petit palais aux murs blanchis à la chaux, Vo Nguyen Giap, les mains sur les
hanches, contemple, immobile, le spectacle de la ville qui se bat.
Sur
son visage massif et empâté, au front large, bombé, le regard dur et impavide
filtre à travers les paupières lourdes et plissées. Trapu, solidement planté
sur ses courtes jambes, engoncé dans une tunique olivâtre ouatée, le ministre
de la Défense du Vietnam-Nord se retourne brusquement et rentre. Les murs du
bureau ne sont décorés que par un portrait géant d’Hô Chi Minh que les bombes
secouent.
Personnage
légendaire, violent et imaginatif, ce civil devenu général incarne depuis près
de trente ans la lutte révolutionnaire menée successivement par son peuple
contre deux des plus puissantes armées du monde. Maître de la pensée militaire
vietnamienne et produit de l’Université française, il est le seul membre du
Politburo à ne pas avoir été formé à l’école du bagne.
Les raisons d'une haine
Vo
Nguyen Giap est né en 1912 à Mai-Xa, près de Daiphong, gros bourg situé au
seuil d’une grande plaine de rizières, dans la rude province du Quang-Binh
(centre Vietnam). Son père, petit lettré de tradition confucéenne, propriétaire
de deux hectares de terre, était l’ami d’un missionnaire français respecté de
tous, le R.P. Morinot. Le jeune Giap, ses études primaires achevées, entre sur
la recommandation du missionnaire au collège catholique Quoc-Hoc de Hué, créé
par le père de Ngo Dinh Diem, futur président du Sud-Vietnam. Il s’y montre un
élève complet, excellent en mathématiques, sciences et lettres — se faisant
remarquer par un goût prononcé pour l’histoire, son idéalisme poétique et son
attirance pour les idées nouvelles. A l’âge de seize ans, il adhère au parti
réformiste du grand Vietnam et rend ponctuellement visite à son chef, le vieux
révolutionnaire Phan Boi Chau, assigné à résidence en bordure de la cité
impériale et qui vit à bord d’un sampan sur la rivière des parfums. En 1930, Giap
participe à une grève générale des étudiants, organisée pour protester contre
l’exécution des chefs de la sanglante insurrection nationaliste de Yen-Bay.
Appréhendé par le police française, il passe quelques mois en prison au
pénitencier de Cam lo. Libéré grâce à l’intervention du Père Morinot auprès du
directeur des Affaires politiques du gouvernement général, M. Marty, il n’est
cependant plus admis à poursuivre ses études à Hué et part pour Hanoi. Là,
inscrit en qualité d’externe au lycée Albert-Sarrault, il obtiendra ses baccalauréats
avec mention «très bien». A cette
époque, Giap, ne disposant que du strict nécessaire à son entretien, vit très
pauvrement. Un jour, il s’évanouit au milieu d’un cours. Conduit à
l’infirmerie, le médecin qui l’examine diagnostique une anémie due à la
sous-alimentation. Emu par ce cas, M. Gourou, professeur et géographe éminent,
décide de venir en aide au jeune homme en l’employant comme secrétaire pendant
la période de vacances. C’est ainsi que Giap l’accompagnera dans tous ses
déplacements et l’assistera dans l’élaboration de son fameux ouvrage : Le paysan du delta tonkinois qui, depuis
sa publication, fait autorité.
A
la même époque, il subit l’influence de deux autres professeurs. Marcel Ner,
agrégé de philosophie, ethnologue passionné d’exploration et membre du Parti
communiste français ; Dang Thai Maï, docteur ès lettres et idéologue du
Parti communiste indochinois récemment créé. Ner l’entraîne dans de longues
courses en pays montagnard. Dang Thai Maï le loge chez lui et l’initie au
marxisme. En 1932, Giap s’inscrit au Parti et entreprend ses études de droit.
Il donne en même temps des cours d’histoire dans une institution privée,
l’école Thang-Long. En 1937, il épouse Nguyen Thi-Minh Kaï, une militante communiste
de retour de Moscou où elle a siégé au Komintern (1). En juillet 1939, ayant
soutenu avec brio une thèse d’Economie politique, il est docteur en droit. Deux
mois plus tard, la déclaration de guerre et le pacte Hitler-Staline mettent le
Parti communiste hors la loi. Giap
plonge dans la clandestinité. Sa femme est arrêtée. Condamnée aux travaux
forcés par la Cour martiale de Hanoi, elle mourra peu après en prison, suivie
par sa sœur qui sera guillotinée à Saigon. Ces drames familiaux sont à
l’origine de la haine que Giap portera désormais aux Français. En mai 1940, il
reçoit l’ordre de passer en Chine où il a rendez-vous avec le délégué du
Komintern pour le sud-est asiatique qui lui est désigné sous le nom de «Vieux
Chen».
Le Congrès de Tsin-Tsi
Il
fait route avec un Vietnamien de grande allure, mince, courtois et cultivé, Lam
Ba Kiet, qui n’est autre que Pham Van Dong, un fils de mandarin libéré du bagne
de Poulo-Condore, futur Premier ministre du Nord-Vietnam. A Kunming, cité
féodale du sud de la Chine, entourée de lacs, tous deux retrouvent sur une
barque le délégué de l’Internationale : un homme d’âge mûr, mince, vif et
sec, vêtu à l’européenne, coiffé d’un feutre mou, le regard brillant, le menton
orné d’une barbiche. Giap et Dong découvrent avec étonnement que le «vieux
Chen» est en réalité Ho Chi Minh, le vétéran du Congrès de Tour, le fondateur
du Parti communiste indochinois, disparu depuis 1933, date à laquelle sa mort
avait été annoncée.
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Giap à côté d'Hô Chi Minh à Pac Bo. La photo a été prise par un officier américain de l'OSS. © Us federal government. |
Giap
et Dong, réputés pour être deux des meilleures «têtes» du P.C.I.
(2) ont été choisis pour suivre un stage d’entraînement militaire dans le
bastion communiste chinois de Yenan, capitale politique et administrative de
Mao. Ils se mettent en route, mais ne parviendront pas à destination, stoppés à
Kweiyang par un contrordre. La capitulation de la France devant l’Allemagne en
juin 1940 et les modifications qu’elles ne peuvent manquer d’entraîner dans la
situation indochinoise incitent Hô Chi Minh à reconsidérer et réorganiser sa
stratégie révolutionnaire. Une réunion des cadres supérieurs du P.C.I. doit se
tenir à Tsin-Tsi, petite ville proche de la frontière sino-vietnamienne. C’est
au cours de ce congrès que sera créé le Viêt-minh et décidé de l’organisation
de forces de guérillas. Giap reçoit la difficile mission d’implanter les
premiers maquis communistes dans les régions montagneuses du Tonkin où les
tribus minoritaires se méfient des Vietnamiens de la plaine. Il passe la
frontière avec soixante-dix cadres vietnamiens, transfuges
des écoles militaires de la Chine nationaliste. Tout est à faire. Le
pays est hostile, les révolutionnaires manquent d’armes, de munitions et
d’argent. Grâce à son habileté, Giap réussit à rallier un chef montagnard de
race Tho (3), et un chef de pirates chinois nommé Huang Ya Chang, dont les deux
bandes réunies et intégrées sous sa bannière lui apportent quatre cents fusils
et lui permettent de s’implanter en terrain inconnu. Des ouvriers, venus des
villes industrielles du delta, installent dans la forêt une cartoucherie et un
atelier de fabrication de mines.
Des instructeurs américains
En
novembre 1944, les premiers groupes de maquisards sont prêts pour un
soulèvement localisé dans la vallée de Dinh-Ca. L’action engagée, Giap se fait
remarquer par la cruauté froide et méthodique avec laquelle il liquide notables
et paysans aisés qui tombent entre les mains de ses hommes. Les victimes se
comptent par milliers. L’armée française réagit brutalement. Le réduit rouge
est encerclé. Les dépôts de vivres et les ateliers sont détruits, les villages
acquis aux communistes incendiés. En quelques semaines, la rébellion est
matée. Devant l’étendue du
désastre, Hô Chi Minh intervient personnellement. Il rassemble les cadres
survivants, critique les erreurs, tire la leçon des événements, réorganise les
troupes, réactive les réseaux. Il faut maintenant reconstituer le potentiel de
combat et trouver d’autres appuis. Fin 1944, un avion américain est abattu par
la chasse japonaise au-dessus de la zone des maquis communistes. Giap recueille
le pilote : le lieutenant Shaw. C’est Hô Chi Minh lui-même qui raccompagne
l’officier en Chine jusque dans les lignes américaines. Là, il rencontre le
général Claire Chennault, commandant en chef des « Tigres volants ».
Le général le met en rapport avec le colonel Heliwell, chef de l’O.S.S. (4) en
Chine et son adjoint le capitaine Charles Fenn. Hô Chi Minh, recruté comme
agent de renseignements U.S. sous le numéro 19 et le nom de code
« Lucius », accepte de constituer des commandos de sauvetage de jungle
pour les aviateurs alliés descendus au Tonkin. En échange, il reçoit des fonds,
des armes et des instructeurs. Trois mois après le coup de force nippon du 9
mars 1945 qui jette bas toute l’administration française en Indochine, dix
officiers américains sont parachutés aux abords du P.C. de Giap. Ils vont
s’attacher à donner une instruction militaire accélérée — utilisation des armes
automatiques, maniement des explosifs, principes de guérillas — aux maquisards
vietminh.
De
leur côté, les services de renseignements gaullistes, nouvellement établis en
Chine et dirigés par le commandant Sainteny, délèguent auprès de Giap deux de
leurs meilleurs agents : le lieutenant Montfort et un Eurasien parlant
couramment vietnamien, le sergent-chef Le Güoz. Des tractations s’engagent en
vue d’une rencontre Sainteny-Hô Chi minh, au cours de laquelle serait négocié
le statut politique du Viêt-nam d’après-guerre. Le lieu en est fixé : une
piste d’atterrissage aménagée en zone vietminh où Sainteny se posera avec un
petit avion. Des pluies diluviennes empêchent toutefois le projet d’aboutir. La
capitulation japonaise intervenant quelques semaines plus tard, le 15 août
1945, le nouveau destin de l’Indochine est en marche.
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La capitulation du japon à bord de l'USS Missouri. Le général Leclerc (assis) représente la France aux côtés du général MacArthur (debout devant le microphone). © Australia War Memorial |
Les Japonais créent l’armée vietminh
Sans
prendre l’avis des Français, les alliés ont déjà décidé à Postdam de diviser le
pays à hauteur du 16e parallèle et d’y confier le désarmement des
occupants japonais aux Britanniques dans le sud et aux Chinois de Chang
Kai-chek dans le nord. La situation est mûre pour le Viêt-minh. Hô Chi Minh
réunit à Trang-Tao en Congrès extraordinaire trois cents « cadres »
communistes. Il proclame l’institution de la République du Vietnam et décrète
l’insurrection générale. Objectif immédiat et principal : la prise du
pouvoir. Giap, responsable de l’organisation armée du Parti, fait mouvement sur
Hanoi.
Il
prend aussitôt contact avec un représentant des services secrets nippons :
Kyo-Komatsu. Licencié ès-lettres, critique littéraire, traducteur et ami
d’André Malraux, Komatsu, trotskyste repenti, il a été à Paris dans les années
vingt en relations suivies avec Hô Chi Minh qui s’appelait alors Nguyen Ai-Luoc
(Nguyen le patriote) et qui a failli l’emmener avec lui à Moscou. Conseiller
culturel de la mission japonaise au Tonkin depuis 1941, Komatsu est en réalité
chargé de la manipulation des mouvements nationalistes hostiles aux Français.
Les
militaires japonais vaincus ne veulent pas céder la place aux alliés et surtout
pas aux Français qu’ils ont balayés quelques mois plus tôt, mais aux révolutionnaires
autochtones qui pourront reprendre à leur compte et poursuivre la tâche
historique du Japon : la libération de l’Asie. Au cours d’une entrevue
secrète qui a lieu le 18 août 1945, dans une maison de la rue des Cantonnais à
Hanoi, Komatsu, amené là par Giap, rencontre son vieux camarade Hô Chi Minh et
lui promet de faire libérer au plus tôt tous les prisonniers politiques. Huit
jours plus tard, le 25 août, les portes de la Maison centrale de Hanoi
s’ouvrent toutes grandes. Deux mille prisonniers en sortent. Ce sont les
meilleurs agents d’Hô Chi Minh. Les premiers drapeaux rouges à étoile d’or —
emblème du Viêt-minh —, apparaissent sur les bâtiments publics. Le 1er
septembre 1945, Giap, qui a fait entrer clandestinement en ville cinq cents
hommes armés, occupe l’ancienne caserne de la garde indigène — où sont
entreposés deux mille fusils, trente mitrailleuses, cent tonnes de munitions —,
et s’empare de la capitale du Tonkin. Le 2 septembre — assurés de la neutralité
bienveillante des Japonais —, les communistes contrôlent, sans lutte, toute
l’administration, tous les services d’Hanoi : radio, journaux,
imprimeries, télégraphe, téléphone, usine électrique.
Dès
la mi-septembre, deux officiers supérieurs nippons, les colonels Mukaiyama et Nagakawa,
se présentent à Giap et offrent leurs services au Viêt-minh. Avec eux, ils
amènent quatre cent officiers et sous-officiers, techniciens et spécialistes
militaires qui refusent de se rendre aux alliés et veulent continuer le combat.
Tous se disent prêts à rejoindre les rangs de la Révolution. Giap s’empresse
d’accepter leur ralliement. A condition qu’ils prennent la nationalité et un
nom vietnamiens. L’armée communiste n’existe pas ; il lui faut des cadres,
des instructeurs, des ateliers d’armement. Les Japonais feront l’affaire. Le colonel
Mukaiyama qui appartenait à l’état-major de la 38e armée prend en
charge l’organisation logistique. Le colonel Nagakawa, ancien du S.R. naval
nippon et commandant d’une brigade de fusiliers marins, fractionnée en commandos
légers, embarqués sur des navires rapides fortement armés, piratait durant la
guerre les jonques chinoises navigant au sud de Canton. Assisté du lieutenant Arimitsu,
il reçoit mission de créer une flottille de contrebande, une académie militaire
où se formera l’élite de l’armée vietminh, et une école de renseignements.
D’autres officiers nippons assument d’importantes responsabilités. La major Saito,
ancien de la Kempetai, la sinistre gendarmerie japonaise, aidé par le
lieutenant Tamura, organise un service de contre-espionnage. Le major Wagao et
le capitaine Wishiyama, artilleurs d’origine, fondent la première école
d’artillerie. Le capitaine chirurgien Nagajima met sur pied le service de santé
militaire. L’ingénieur Ureshino assure la direction des centrales électriques.
En prévision d’une guerre contre les Français qui semble inévitable, les
techniciens japonais du génie aménagent dans les régions montagneuses qui
dominent le delta du fleuve Rouge, trop favorable au déploiement des blindés et
aux armes modernes, des «centres de résistance» (Chien-Khu) qui
serviront de môle d’amarrage et de base de départ aux actions de guérillas
menées dans les plaines.
L’armée
vietminh restera profondément marquée par cette influence nippone. Comme
l’armée japonaise, elle se caractérise par la mobilité exceptionnelle de ses
fantassins, le secret qui entoure ses déplacements et ses itinéraires, la
perfection du camouflage, les hurlements des vagues d’assaut, les commandos-suicide,
le combat de nuit, l’embuscade - coupe-gorge, l’utilisation en terrain
découvert des armes à tir courbe (mortier, lance-grenades) difficiles à
localiser et pratiquement invulnérables à la contre-batterie, l’emploi des
« snippers » (tireurs isolés à l’affût), les pièges (fosses tapissées
de flèches de bambous acérées ou de pointes d’acier, routes et sentiers truffés
de mines à revêtement de bois pour éviter la détection), villages truqués,
fortifications souterraines.
La
pensée militaire de Giap, elle-même, subira l’influence de ses conseillers
nippons. Comme les Japonais, il fera de la ruse et de la surprise ses cartes
maîtresses. Comme eux, il ne respectera jamais une trêve, sauf pour améliorer
ses positions ou renouveler ses approvisionnements.
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Les Japonais à Saigon en 1941. |
Devant Leclerc, Giap négocie
La
prise de pouvoir accomplie, les fondements de l’armée étant posés, Giap, promu
ministre de l’Intérieur, prend en main la police et la sûreté du nouveau
régime. Implacable et décisif, il élimine, en peu de mois, tous les leaders et
les cadres des différents partis de l’opposition nationaliste. Mais tandis que
le pouvoir vietminh se raffermit au Nord, une nouvelle menace remet en cause
son autorité dans le Sud. Dès le 5 octobre 1945, prenant la relève des
Britanniques, le général Leclerc a débarqué à Saigon avec les premiers éléments
d’un corps expéditionnaire chargé de rétablir la souveraineté française en
Indochine.
En
moins de quatre mois, s’appuyant sur les escadrons blindés du colonel Massu,
les paras-commandos du capitaine de corvette Ponchardier et la fameuse 9e
D.I.C. (Division d’Infanterie Coloniale), le prestigieux vainqueur de Koufra,
taille en pièces les unités encore informes du Viêt-minh, nettoie le delta du
Mékong, libère les grandes plantations d’hévéas, et au terme d’une cavalcade
étourdissante enlève Ban-Me-Thuot, «capitale» des Hauts-Plateaux,
balcon stratégique de la Cochinchine et du Centre-Annam. Devant ce retour en
force des Français, Hô Chi Minh temporise. Le 6 mars 1946, il signe avec Roger
Sainteny, commissaire de la République, un accord prévoyant le retrait des
troupes chinoises du Tonkin et leur remplacement par les troupes de Leclerc. En
contrepartie, la France reconnaît «l’autonomie interne du Vietnam»
sous réserve que l’unification des trois pays — Tonkin, Annam et Cochinchine —
soit approuvée par la population consultée par référendum ; le 18 mars
1946, Leclerc et ses troupes font leur entrée dans Hanoi. Des troupes solides,
disciplinées, équipées d’un matériel considérable et ultramoderne, canons
tractés, engins amphibies.
Devant
ce déploiement de force impressionnant, Giap, conscient de son infériorité
militaire, sent qu’il n’est pas encore en état d’imposer ses vues par les
armes. Mieux vaut poursuivre les négociations. Les Français, en revanche,
croient pouvoir affirmer leur avantage. Ils tiennent avant tout à préserver
l’identité «régionaliste» de la Cochinchine, au besoin en créant
une république autonome. Le 17 avril 1946, une conférence destinée à trancher
de cette question s’ouvre à Dalat.
La
délégation française, présidée par l’amiral d’Argenlieu, compte dans ses rangs
des politiques et des «techniciens», parmi lesquelles Pierre
Messmer, un rescapé de la Révolution d’août, administrateur des services
civils, chef de cabinet du ministre de la France d’outre-mer, et Pierre Gourou,
l’ancien professeur et bienfaiteur de Vo Nguyen Giap. La délégation vietminh,
composée de technocrates, ingénieurs des mines, polytechniciens, avocats et
diplômés d’H.E.C., est conduite par Giap. D’entrée, Giap pose brutalement la
question essentielle : «La
Cochinchine fait partie intégrante du Viêt-nam dont l’unité ethnique,
géographique, historique, culturelle et psychologique est un fait impossible à
nier, que tous les historiens et géographes français ont d’ailleurs reconnu.
L’administration française, elle-même, a toujours parlé des "pays
annamites" pour les distinguer des "Etats hindouisés" (Cambodge
et Laos). Sur ce point, nous sommes intransigeants.» Bloquée par ce
postulat, la conférence va traîner sans progrès notables pendant plusieurs
semaines.
Un soir d’avril 1946...
Un bref moment d’émotion
En
dehors de l’atmosphère tendue des séances, des tête-à-tête réunissent en petits
groupes des hommes que rapprochent des souvenirs communs ou une formation
intellectuelle identique. Giap salue toujours avec déférence son ancien maître,
le professeur Gourou. Avec Messmer, il en vient à la pratique du tutoiement
révolutionnaire.
Un
soir de la fin avril, sur la terrasse de l’hôtel du Parc, se produit un curieux
incident. En présence de l’administrateur Bousquet et de Pierre Messmer, Giap
s’humanise un instant. Penché en avant avec un étrange sourire, la voix soudain
rauque et basse, nouée par l’émotion, il dit : «Ma jeunesse a été dure, humiliante, dans la Société coloniale...
La police toujours, les contrôles, l’espionnite... Ma femme que j’aimais tant,
jetée en prison... Elle était enceinte de six mois. Elle est morte en cellule
et avec elle l’enfant que nous espérions. Ma vie a été détruite. Eh bien !
Je suis prêt à tout oublier, à ravaler ma souffrance, à tendre la main
loyalement. Je réserve ma haine aux salauds et aux flics responsables que je ne
confonds pas avec la France...»
Bousquet
est désemparé. Mais Messmer, calme et sans passion, répond : «Il y a quelques mois à peine, j’étais
parachuté au Tonkin, en compagnie de deux officiers français... Je venais en
ami promouvoir une nouvelle politique... Capturés par des guérilleros vietminh,
nous avons parcouru des kilomètres et des kilomètres propulsés à coup de pied
dans le c... Mon adjoint, le capitaine Brancourt a été assassiné... une dose de
poison à foudroyer un tigre. Mon radio Marmont et moi n’avons échappé à la mort
que par miracle...» Il ajoute : «Si je me souviens bien, Giap tu étais ministre de l’Intérieur à
ce moment-là.» Giap, acquiesce avec un sourire crispé.
Alors,
Messmer poursuit : «Moi non
plus je n’ai pas de haine. Je peux te tendre la main et, somme toute, nous
sommes à égalité.»
Pendant
que Messmer parle, Giap tient un verre à la main et le verre tremble
légèrement. Mais ce bref moment d’émotion ne se reproduira plus. Le 11 mai, la
conférence s’achève sur un échec. Un mois plus tard, Hô Chi Minh part pour la
France renouer la négociation à Fontainebleau. Après deux mois de vaines
conversations, il reviendra au Nord-Vietnam.
Une erreur des Français
A
cette époque, se noue un ultime drame personnel dont l’issue tragique marquera
Giap profondément et contribuera à l’enfermer dans son intransigeance.
En
octobre 1946, le ministre de l’Intérieur, accompagné d’une importante escorte,
revient dans son village natal pour honorer et saluer son vieux père. Un grand
festin est préparé à la Maison commune. Mais lorsque Giap se présente devant la
maison familiale, il trouve porte close. Son père refuse de le recevoir. A des
notables qui tentent de s’entremettre, le vieillard, confucéen, rigide,
indéfectiblement attaché aux traditions, réplique sur un ton grave et
catégorique :
«Mon fils s’est écarté de l’idéal
moral et religieux de notre pays pour se mettre au service d’un parti étranger
dont les seuls buts sont de détruire la famille et de démanteler les
hiérarchies naturelles, sur lesquelles est fondée notre société. Je ne
l’accueillerai pas tant qu’il restera communiste...»
Et
Giap, malgré son titre de ministre, ses gardes du corps et son escorte, doit
s’en retourner sans franchir le seuil de la maison natale. Quelques mois plus
tard, la guerre éclate. Quand les Français débarquent en force dans le Quang-Binh,
le père de Giap, dont la maison a été bombardée, se réfugie chez le Père Thé,
curé de An-La. Les Français commettront alors l’erreur d’arrêter le vieil
homme. Le colonel Laroque, responsable du secteur, et surtout le commandant
Loisy (chef du 2e bureau), tenteront de lui arracher une déclaration
écrite condamnant l’action de son fils. «Je
ne suis pas communiste, répondra le vieillard, et je n’approuve pas les idées de Giap, ni les excès qu’il a commis,
mais ce que vous me demandez est indigne. Je ne le ferai pas...»
Roué
de coups, jeté au cachot, les fers aux pieds, puis amené à Hué après trois mois
d’isolement en cellule, il sera contraint de prendre la parole à la radio pour
adjurer son fils de déposer les armes.
Fin
1947, éprouvé par la détention et les mauvais traitements, le père de Giap
mourra en captivité.
Giap,
désormais, se voue entièrement à la lutte armée. La conférence de Dalat, puis
celle de Fontainebleau ayant échoué, il ne croit plus aux discussions. Il
rassemble les énergies populaires, fanatise ses troupes et ses milices,
multiplie les « incidents » et réussit finalement à convaincre Hô Chi
Minh que le coup de force constitue la seule issue à l’impasse créée par
l’intransigeance française. L’affrontement se produit à Hanoi, le 19 décembre
1946. Giap entre dans la guerre pour ne plus en sortir. Dès les premières
semaines du conflit, ses troupes sont durement éprouvées par les blindés
français dans les combats de rue de Hanoi. Il les reprend en main et durant
quatre années se réfugie dans la défensive, laissant les guérillas villageoises
supporter le poids de la guerre tandis qu’il forge l’instrument de ses futures
victoires — ses réguliers — dans les montagnes du Haut-Tonkin et sur les
polygones d’entraînement de la Chine communiste.
De Cao Bang à Diên Biên Phu
Un stratège autodidacte
Le
mérite de ce redressement ne peut cependant lui être entièrement attribué. Un
autre chef militaire tonkinois, le général Nguyen Son, dont l’action a été
tenue cachée, en assume une large part. Né en 1903, l’œil noir, le teint
basané, toujours botté de cuir fauve, formé à l’académie militaire de Moscou,
ami personnel de Mao, Nguyen Son avait participé aux grands événements
révolutionnaires de la Chine, aux batailles de Shanghai, à la fameuse
insurrection de la commune de Canton et à la Longue Marche où il commandait une
brigade avec le grade de général. D’une vitalité débordante, amateur de jolies
femmes, grand lettré de culture chinoise, s’entourant de poètes et d’écrivains,
il était aussi un authentique chef de guerre. Evincé au printemps de 1950, il
se réfugie en Chine.
Débarrassé
d’un rival encombrant et prestigieux, Giap, investi désormais d’une autorité
incontestée, peut enfin passer à l’action. Intelligent, mais stratège
autodidacte, il commet cependant des erreurs ; sa victoire éclatante de
Cao Bang où il détruit dix bataillons d’élite, légionnaires, paras et tabors de
l’armée française, est suivie du carnage de ses meilleures divisions lancées à
découvert en « vagues humaines » contre les groupes blindés et
l’artillerie du général de Lattre, à Vinh-Yen, au
Dong-Trieu et à Ninh-Binh. Mais, patiemment, Giap apprend son métier,
revoit ses manœuvres et ses plans de feu, relit Napoléon et Clausewitz, étudie
les traités de Louvois et Vauban. Cette rigueur qu’il a pour lui-même, il
l’applique à ses hommes et ses officiers. Critiques et autocritiques dégagent
les meilleurs cadres, éliminent les incapables, les hésitants, les politiquement
peu sûrs. A tous, Giap ne cesse de répéter : « La force militaire est
l’arme essentielle du parti pour n’importe quel but politique. » Fin 1953,
l’instrument est prêt. Giap, l’universitaire passionné qui a mis à profit les
leçons apprises en lisant les théoriciens militaires de Louis XIV, va se
révéler un incomparable remueur de terre ; tout autour des positions
françaises, il multiplie les tranchées et les banquettes d’assaut, les tunnels
et les boyaux d’approche, installe de savants retranchements pour paralyser les
sorties, creuse des trous recouverts d’herbes, des fossés camouflés au fond
desquels ont été plantées des lances et déploie des tapis de mines antichars.
Mais son principal atout est constitué par la « division lourde 351 »,
une division formée et équipée par les Russes et les Chinois et employée à la
manière japonaise. Trois cents canons bien approvisionnés, montés sur rails, embossés
à flanc de colline, dans des alvéoles, casemates impossibles à repérer. Sous le
déluge de toutes ces pièces tirant à vue, il jette dans la bataille ses sept
divisions d’infanterie. Sa douzaine de régiments réguliers autonomes, entourés
d’une nuée d’unités régionales semi-régulières et de milices locales. Il joue
le tout pour le tout et gagne. Au fond d’une cuvette cernée de collines
couvertes de jungle, il brise et écrase le fer de lance du corps
expéditionnaire français. A Diên Biên Phu, la France subit sa plus grande
défaite outre-mer depuis la mort de Montcalm devant Québec. Giap, lui, coiffe
son auréole légendaire.
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Soldats de l'armée populaire vietnamienne défilant à Hanoi en octobre 1954 © US federal government. |
Le triple échec de Giap
Mais
la partie est loin d’être gagnée. Le Vietnam reste tronçonné. Dans le sud,
l’Amérique prend la relève de la France. Elle arme et soutient un nouveau
pouvoir. Diem, le catholique irréductible, lance la croisade anticommuniste.
Pour l’abattre, Hanoi réanime la Guérilla, constitue un « Front national
de libération ». Les actes de terrorisme et de sabotage se multiplient. Le
3 novembre 1963, Diem est renversé par un coup d’état militaire et exécuté
d’une rafale de mitraillette, au fond d’un véhicule blindé. Le Sud se
décompose.
La
pression communiste s’accentue. En 1965, l’énorme puissance américaine, bardée
d’hélicoptères, de chars, de canons géants, de porte-avions et de superbombardiers,
déferle sur le Vietnam. Pour affronter le titan, Hanoi reçoit l’appui
logistique de ses deux alliés, colosses — la Chine et la Russie — , Giap,
ministre de la Défense, est toujours le responsable nominal des opérations.
En
fait, durant les trois premières années de la lutte contre les Américains, le
véritable commandant en chef de l’Armée populaire est le général Nguyen Chi Thanh,
un ancien chauffeur de camion, éduqué politiquement en Chine, archétype du
militant du Parti, vétéran de l’action clandestine et de tous les combats,
ancien commandant en second à Diên Biên Phu. Il mourra à l’automne 1967 sous un
bombardement de B 52. Sa disparition ramène Giap au premier plan.
Partisan
des coups de boutoir dramatiques et spectaculaires, Giap tentera, à trois
reprises, d’imposer sa loi. En 1968, d’abord, où, violant la trêve du Nouvel An
lunaire, il jette ses commandos suicides contre les villes du Sud. En 1971, où
il tente d’anéantir les unités d’élite de l’armée sudiste engagées dans les
forêts du Laos. Au printemps de 1972, où il lance, à travers la zone
démilitarisée, tout son corps de bataille, appuyé par des centaines de chars et
une formidable artillerie. Escalade tragique à trois niveaux — guérilla
urbaine, guerre de jungle et guerre conventionnelle —, qui débouche sur un
triple échec.
Le
Nord fléchit. Mais Giap n’en a cure, les Américains s’en vont. Ses régiments
reconstitués sont prêts. Les Chinois ont réapprovisionné les stocks de
munitions. En 1975, après trois ans de préparation, il relance son corps de
bataille... pour gagner, cette fois. En trois semaines de manœuvres
fulgurantes, ses troupes s’emparent des hauts Plateaux moïs, le balcon
stratégique du Sud. Encore un mois... et Saigon va capituler. La victoire du
«petit prof» qui avait choisi la guerre est totale. De la porte de
Chine à la pointe de Camau, l’ordre de Hanoi et le drapeau rouge à étoile jaune
rassemblent le pays. La guerre est finie. Les politiques le trouvent
encombrant. Le guerrier entre en méditation. Il ne parade pas. Il fait du yoga,
s’initie à la digipuncture, lit André Suarès, soigne ses plantes médicinales et
s’accorde le temps de mourir centenaire.
(1)
Abréviation de « Internationale communiste ». Nguyen Thi-Minh Kai y
avait été déléguée en 1935 en compagnie de Le Hong Phong. Après sa mort
tragique, Giap épousera la fille de son professeur, Dang Thai Mai.
(2)
Parti communiste indochinois.
(3)
Il s'agit de Chu Van Tan, futur vice-ministre de la Défense nationale et vice-président
de l'Assemblée de la R.D.V. (République Démocratique du Vietnam ou Vietnam du
Nord), qui va créer la division d'élite de montagne 312.
(4)
Office Strategic Service (actuellement la CIA).
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Darcourt.