19 juillet 2016

Nice, 45 secondes pour un massacre


84 morts, 230 blessés dont 18 pour lesquels le processus vital est engagé. Et tous les autres, mutilés, les membres broyés, handicapés à vie.

Acte barbare d’un soldat déprimé de Daech ? Acte prémédité, en tout cas, qui sème la terreur, préparé et perpétré de sang-froid. Le choix du jour, du terrain, la surprise, la manœuvre. Le 14 juillet, une foule joyeuse, festive en attente du feu d’artifice, rassemblée sur la célèbre Promenade des Anglais ne sait pas encore que la foudre va s’abattre sur elle. Un véhicule de 19 tonnes lancé avec la force d’un char d’assaut qui éventre, écrase, percute ses victimes dont les débris et les viscères jonchent le bitume. Accroché au volant, le tueur hors série qui s’inscrit avec ses gros pneus et son moteur de 300 ch dans le livre du crime. Quelles réflexions inspire cette tragédie ? D’abord, la vulnérabilité flagrante de notre société. Une société mal préparée à répondre aux assauts d’un terrorisme sauvage et sans pitié. Une société régie par les droits de l’homme, une justice sereine, des centaines de lieux qui constituent autant de cibles. Les cinémas, les théâtres, les supermarchés, les stades, les écoles, les rassemblements annoncés, une société qui a aboli la peine de mort, où les gros délits sont souvent punis de peines de prison trop légères, où les citoyens paient leurs impôts et leurs contraventions.


Les assassins qui circulent masqués disposent par la volonté de leurs sponsors de fortes sommes d’argent et d’un permis de tuer, d’un permis de chasse à l’homme pour organiser leurs atroces battues. Sans craindre leurs adversaires dont les réactions ne sont pas offensives, qui mobilisent sans dissuader, alors que les tueurs dormants sont souvent aidés par des copains d’enfance et des accointances dans un même quartier. Ils bénéficient d’un environnement favorable, des tueurs qui ont dépassé la servitude de la kalachnikov et pour lesquels tous les outils sont aptes à détruire. Du couteau de cuisine à la hache à bois, de la perceuse au tournevis, tout dépend de leur détermination. Pour violenter une société permissive et ouverte avec des médias qui annoncent « leurs exploits » et leur offrent une audience de masse sans précédent. Et surtout leur capacité à prendre sans discernement la vie de gens innocents. En aveugle, sans faire de tri, sans dire pourquoi, des tueurs drogués, psychopathes qui tuent pour tuer.

29 juillet 2014

Adieu l'ami !


La mort nous a volé un homme de vie. Le Dr Maurice Rollet. Ceux qui l'ont aimé, et nous l'avons tous aimé, ont perdu un homme de courage avec un cœur gros comme une maison. Chaleureux, cultivé, poète, musicien, il consacrait toutes ses forces à arracher ceux qui étaient en danger de basculer de l'autre côté du mur. Médecin de jour, médecin de nuit. Qui refusait de l'argent des pauvres et de ses amis.

Nous qui l'avons connu à Fresnes, avec ces frères d'armes bônois qui jusque chez le juge, déclinant tous la même identité  "Jo Gonzalves, né à Bône en 1940", avaient fait rire tout le Palais.

Incarcéré, seul médecin de 600 détenus de la 1re Division, il collectait les médicaments dans tout le pénitencier et pendant ses courtes heures de repos rêvait de Tahiti, de ses lagons sous les palmes. Libéré, installé à Marseille, il était coté. Quand l'un d'entre nous de passage lui rendait visite, il poussait des rugissements de joie. Il demandait des nouvelles de tous, nous emmenait dîner "Aux Guitares", la boîte de ses copains gitans, et chantait parfois jusqu'à l'aube de sa voix forte et sonore.

Maurice, mon frère de route, venu de notre terre gorgée de soleil, bordée de notre mer si bleue ourlée d'argent qui étirait ses plages de sable fin étincelantes le long de nos villes blanches. Des champs d'oliviers que la lumière et le vent empanachaient d'argent et nos vignes rousses.

De notre Algérie perdue qui nous collait au sang et au cœur d'un deuil que nous n'avons jamais cessé de porter. Ecoutez-moi vous qui passez devant le caveau où il repose. Saluez-le. C'était un homme de respect. Asta luego, Maurice !

P. Dt.

04 novembre 2013

Requiem pour les chasseurs d’info


Par Pierre Darcourt

Deux journalistes ont été enlevés et sommairement exécutés à Kidal. La France excelle dans les funérailles et les complaintes funèbres. Il y a longtemps que les journalistes sont exposés et qu’ils meurent en faisant leur métier. Et que le mauvais coup passé, ils ne survivent que dans les larmes de leur famille, ou le souvenir et le respect de leurs pairs du cercle très fermé des hommes de la route. Le dernier chemin des princes. N’est-ce pas Calderon ? Lugo ? Huet ? Cappa ? Martinoff ? Larry Burrows ? Michel Laurent ? Et cent autres, sur tous les fronts du monde. L’honneur et la fierté du métier.

Et puis, il y a les otages. Ceux de Syrie. Mon ami, Didier François, mon frère par le sang versé. Un des derniers seigneurs de la chasse aux infos. Courageux, impliqué tellement qu’il n’y avait personne d'autre que lui, sur la grande antenne d’Europe 1, pour affronter les fusils et risquer les chaînes de la captivité. Sa vie contre un scoop sur cette Armée syrienne libre taillée en pièces et qui n’existe plus que dans certaines rédactions.

Que s’est-il passé à Kidal pour que ces voleurs de vie, le visage masqué de chèches, tuent brutalement leurs prisonniers ? Franchissant tout à coup la ligne rouge du pacte des ravisseurs islamistes qui recommande de faire des prisonniers et de les garder en vie pour mieux les monnayer ensuite. Contre des millions d’euros ou de dollars. Ces rançons de la honte que les gouvernements ou les grandes sociétés acceptent parfois de payer pour arracher aux fous furieux d’Allah leurs ressortissants asservis, humiliés, exhibés sur vidéos. Expédiées du désert comme le catalogue exclusif du nouveau marché aux esclaves.

16 octobre 2013

Giap, le général Viet


DOCUMENT
Giap, «le génial petit prof» viet est mort à l’âge de 102 ans. Trente-huit ans après avoir, au terme de sa Longue marche vers la mer, submergé l’armée sud-vietnamienne, occupé Saigon, balayé le gouvernement fantoche du «Big Minh» qui ne demandait qu’à lever les bras.

Par Pierre Darcourt

May bai... May bay dich — Avions américains... avions ennemis...»
Une voix de femme, étrangement calme, annonce l’attaque dans tous les haut-parleurs de la ville. Tout Hanoi l’entend. Puis, le mugissement lugubre des sirènes retentit. L’enfer de la défense se déchaîne. Fusées Sam, canons de 100, de 57 et 37, soviétiques ou chinois. Mitrailleuses de 12,7 quadruplées, montées sur half-track. Milliers d’armes lourdes crachant vers le ciel des jets de fer et de feu.
Un Phantom touché de plein fouet percute la rive du fleuve Rouge et explose en débris enflammés. Coïncidence ? A moins de cent mètres, un panneau de propagande, barbouillé de couleurs violentes, montre une petite militante vietnamienne, fusil au poing, poussant devant elle un grand pilote «yankee», mains en l’air, hagard et blessé.
«Je suis inébranlablement convaincu de notre bon droit, notre guerre est juste. Les Américains ont écrasé tout le pays apparent sous les bombes, mais n’ont pas réussi à détruire le pays secret. Les "computers" ne peuvent soumettre ni l’intelligence, ni la volonté des hommes, mais ils sont capables de multiplier des millions de fois leur stupidité...»
Du petit palais aux murs blanchis à la chaux, Vo Nguyen Giap, les mains sur les hanches, contemple, immobile, le spectacle de la ville qui se bat.
Sur son visage massif et empâté, au front large, bombé, le regard dur et impavide filtre à travers les paupières lourdes et plissées. Trapu, solidement planté sur ses courtes jambes, engoncé dans une tunique olivâtre ouatée, le ministre de la Défense du Vietnam-Nord se retourne brusquement et rentre. Les murs du bureau ne sont décorés que par un portrait géant d’Hô Chi Minh que les bombes secouent.
Personnage légendaire, violent et imaginatif, ce civil devenu général incarne depuis près de trente ans la lutte révolutionnaire menée successivement par son peuple contre deux des plus puissantes armées du monde. Maître de la pensée militaire vietnamienne et produit de l’Université française, il est le seul membre du Politburo à ne pas avoir été formé à l’école du bagne.

   Les raisons d'une haine
   Vo Nguyen Giap est né en 1912 à Mai-Xa, près de Daiphong, gros bourg situé au seuil d’une grande plaine de rizières, dans la rude province du Quang-Binh (centre Vietnam). Son père, petit lettré de tradition confucéenne, propriétaire de deux hectares de terre, était l’ami d’un missionnaire français respecté de tous, le R.P. Morinot. Le jeune Giap, ses études primaires achevées, entre sur la recommandation du missionnaire au collège catholique Quoc-Hoc de Hué, créé par le père de Ngo Dinh Diem, futur président du Sud-Vietnam. Il s’y montre un élève complet, excellent en mathématiques, sciences et lettres — se faisant remarquer par un goût prononcé pour l’histoire, son idéalisme poétique et son attirance pour les idées nouvelles. A l’âge de seize ans, il adhère au parti réformiste du grand Vietnam et rend ponctuellement visite à son chef, le vieux révolutionnaire Phan Boi Chau, assigné à résidence en bordure de la cité impériale et qui vit à bord d’un sampan sur la rivière des parfums. En 1930, Giap participe à une grève générale des étudiants, organisée pour protester contre l’exécution des chefs de la sanglante insurrection nationaliste de Yen-Bay. Appréhendé par le police française, il passe quelques mois en prison au pénitencier de Cam lo. Libéré grâce à l’intervention du Père Morinot auprès du directeur des Affaires politiques du gouvernement général, M. Marty, il n’est cependant plus admis à poursuivre ses études à Hué et part pour Hanoi. Là, inscrit en qualité d’externe au lycée Albert-Sarrault, il obtiendra ses baccalauréats avec mention «très bien». A cette époque, Giap, ne disposant que du strict nécessaire à son entretien, vit très pauvrement. Un jour, il s’évanouit au milieu d’un cours. Conduit à l’infirmerie, le médecin qui l’examine diagnostique une anémie due à la sous-alimentation. Emu par ce cas, M. Gourou, professeur et géographe éminent, décide de venir en aide au jeune homme en l’employant comme secrétaire pendant la période de vacances. C’est ainsi que Giap l’accompagnera dans tous ses déplacements et l’assistera dans l’élaboration de son fameux ouvrage : Le paysan du delta tonkinois qui, depuis sa publication, fait autorité.
A la même époque, il subit l’influence de deux autres professeurs. Marcel Ner, agrégé de philosophie, ethnologue passionné d’exploration et membre du Parti communiste français ; Dang Thai Maï, docteur ès lettres et idéologue du Parti communiste indochinois récemment créé. Ner l’entraîne dans de longues courses en pays montagnard. Dang Thai Maï le loge chez lui et l’initie au marxisme. En 1932, Giap s’inscrit au Parti et entreprend ses études de droit. Il donne en même temps des cours d’histoire dans une institution privée, l’école Thang-Long. En 1937, il épouse Nguyen Thi-Minh Kaï, une militante communiste de retour de Moscou où elle a siégé au Komintern (1). En juillet 1939, ayant soutenu avec brio une thèse d’Economie politique, il est docteur en droit. Deux mois plus tard, la déclaration de guerre et le pacte Hitler-Staline mettent le Parti communiste hors la loi.  Giap plonge dans la clandestinité. Sa femme est arrêtée. Condamnée aux travaux forcés par la Cour martiale de Hanoi, elle mourra peu après en prison, suivie par sa sœur qui sera guillotinée à Saigon. Ces drames familiaux sont à l’origine de la haine que Giap portera désormais aux Français. En mai 1940, il reçoit l’ordre de passer en Chine où il a rendez-vous avec le délégué du Komintern pour le sud-est asiatique qui lui est désigné sous le nom de «Vieux Chen».

Le Congrès de Tsin-Tsi
Il fait route avec un Vietnamien de grande allure, mince, courtois et cultivé, Lam Ba Kiet, qui n’est autre que Pham Van Dong, un fils de mandarin libéré du bagne de Poulo-Condore, futur Premier ministre du Nord-Vietnam. A Kunming, cité féodale du sud de la Chine, entourée de lacs, tous deux retrouvent sur une barque le délégué de l’Internationale : un homme d’âge mûr, mince, vif et sec, vêtu à l’européenne, coiffé d’un feutre mou, le regard brillant, le menton orné d’une barbiche. Giap et Dong découvrent avec étonnement que le «vieux Chen» est en réalité Ho Chi Minh, le vétéran du Congrès de Tour, le fondateur du Parti communiste indochinois, disparu depuis 1933, date à laquelle sa mort avait été annoncée.
Giap à côté d'Hô Chi Minh à Pac Bo.
La photo a été prise par un officier américain de l'OSS.
© Us federal government.

Giap et Dong, réputés pour être deux des meilleures «têtes» du P.C.I. (2) ont été choisis pour suivre un stage d’entraînement militaire dans le bastion communiste chinois de Yenan, capitale politique et administrative de Mao. Ils se mettent en route, mais ne parviendront pas à destination, stoppés à Kweiyang par un contrordre. La capitulation de la France devant l’Allemagne en juin 1940 et les modifications qu’elles ne peuvent manquer d’entraîner dans la situation indochinoise incitent Hô Chi Minh à reconsidérer et réorganiser sa stratégie révolutionnaire. Une réunion des cadres supérieurs du P.C.I. doit se tenir à Tsin-Tsi, petite ville proche de la frontière sino-vietnamienne. C’est au cours de ce congrès que sera créé le Viêt-minh et décidé de l’organisation de forces de guérillas. Giap reçoit la difficile mission d’implanter les premiers maquis communistes dans les régions montagneuses du Tonkin où les tribus minoritaires se méfient des Vietnamiens de la plaine. Il passe la frontière avec soixante-dix cadres vietnamiens, transfuges des écoles militaires de la Chine nationaliste. Tout est à faire. Le pays est hostile, les révolutionnaires manquent d’armes, de munitions et d’argent. Grâce à son habileté, Giap réussit à rallier un chef montagnard de race Tho (3), et un chef de pirates chinois nommé Huang Ya Chang, dont les deux bandes réunies et intégrées sous sa bannière lui apportent quatre cents fusils et lui permettent de s’implanter en terrain inconnu. Des ouvriers, venus des villes industrielles du delta, installent dans la forêt une cartoucherie et un atelier de fabrication de mines.

    Des instructeurs américains
En novembre 1944, les premiers groupes de maquisards sont prêts pour un soulèvement localisé dans la vallée de Dinh-Ca. L’action engagée, Giap se fait remarquer par la cruauté froide et méthodique avec laquelle il liquide notables et paysans aisés qui tombent entre les mains de ses hommes. Les victimes se comptent par milliers. L’armée française réagit brutalement. Le réduit rouge est encerclé. Les dépôts de vivres et les ateliers sont détruits, les villages acquis aux communistes incendiés. En quelques semaines, la rébellion est matée.  Devant l’étendue du désastre, Hô Chi Minh intervient personnellement. Il rassemble les cadres survivants, critique les erreurs, tire la leçon des événements, réorganise les troupes, réactive les réseaux. Il faut maintenant reconstituer le potentiel de combat et trouver d’autres appuis. Fin 1944, un avion américain est abattu par la chasse japonaise au-dessus de la zone des maquis communistes. Giap recueille le pilote : le lieutenant Shaw. C’est Hô Chi Minh lui-même qui raccompagne l’officier en Chine jusque dans les lignes américaines. Là, il rencontre le général Claire Chennault, commandant en chef des « Tigres volants ». Le général le met en rapport avec le colonel Heliwell, chef de l’O.S.S. (4) en Chine et son adjoint le capitaine Charles Fenn. Hô Chi Minh, recruté comme agent de renseignements U.S. sous le numéro 19 et le nom de code « Lucius », accepte de constituer des commandos de sauvetage de jungle pour les aviateurs alliés descendus au Tonkin. En échange, il reçoit des fonds, des armes et des instructeurs. Trois mois après le coup de force nippon du 9 mars 1945 qui jette bas toute l’administration française en Indochine, dix officiers américains sont parachutés aux abords du P.C. de Giap. Ils vont s’attacher à donner une instruction militaire accélérée — utilisation des armes automatiques, maniement des explosifs, principes de guérillas — aux maquisards vietminh.
De leur côté, les services de renseignements gaullistes, nouvellement établis en Chine et dirigés par le commandant Sainteny, délèguent auprès de Giap deux de leurs meilleurs agents : le lieutenant Montfort et un Eurasien parlant couramment vietnamien, le sergent-chef Le Güoz. Des tractations s’engagent en vue d’une rencontre Sainteny-Hô Chi minh, au cours de laquelle serait négocié le statut politique du Viêt-nam d’après-guerre. Le lieu en est fixé : une piste d’atterrissage aménagée en zone vietminh où Sainteny se posera avec un petit avion. Des pluies diluviennes empêchent toutefois le projet d’aboutir. La capitulation japonaise intervenant quelques semaines plus tard, le 15 août 1945, le nouveau destin de l’Indochine est en marche.
La capitulation du japon à bord de l'USS Missouri.
Le général Leclerc (assis) représente la France
aux côtés du général MacArthur (debout devant le microphone).
© Australia War Memorial

    Les Japonais créent l’armée vietminh
Sans prendre l’avis des Français, les alliés ont déjà décidé à Postdam de diviser le pays à hauteur du 16e parallèle et d’y confier le désarmement des occupants japonais aux Britanniques dans le sud et aux Chinois de Chang Kai-chek dans le nord. La situation est mûre pour le Viêt-minh. Hô Chi Minh réunit à Trang-Tao en Congrès extraordinaire trois cents « cadres » communistes. Il proclame l’institution de la République du Vietnam et décrète l’insurrection générale. Objectif immédiat et principal : la prise du pouvoir. Giap, responsable de l’organisation armée du Parti, fait mouvement sur Hanoi.
Il prend aussitôt contact avec un représentant des services secrets nippons : Kyo-Komatsu. Licencié ès-lettres, critique littéraire, traducteur et ami d’André Malraux, Komatsu, trotskyste repenti, il a été à Paris dans les années vingt en relations suivies avec Hô Chi Minh qui s’appelait alors Nguyen Ai-Luoc (Nguyen le patriote) et qui a failli l’emmener avec lui à Moscou. Conseiller culturel de la mission japonaise au Tonkin depuis 1941, Komatsu est en réalité chargé de la manipulation des mouvements nationalistes hostiles aux Français.
Les militaires japonais vaincus ne veulent pas céder la place aux alliés et surtout pas aux Français qu’ils ont balayés quelques mois plus tôt, mais aux révolutionnaires autochtones qui pourront reprendre à leur compte et poursuivre la tâche historique du Japon : la libération de l’Asie. Au cours d’une entrevue secrète qui a lieu le 18 août 1945, dans une maison de la rue des Cantonnais à Hanoi, Komatsu, amené là par Giap, rencontre son vieux camarade Hô Chi Minh et lui promet de faire libérer au plus tôt tous les prisonniers politiques. Huit jours plus tard, le 25 août, les portes de la Maison centrale de Hanoi s’ouvrent toutes grandes. Deux mille prisonniers en sortent. Ce sont les meilleurs agents d’Hô Chi Minh. Les premiers drapeaux rouges à étoile d’or — emblème du Viêt-minh —, apparaissent sur les bâtiments publics. Le 1er septembre 1945, Giap, qui a fait entrer clandestinement en ville cinq cents hommes armés, occupe l’ancienne caserne de la garde indigène — où sont entreposés deux mille fusils, trente mitrailleuses, cent tonnes de munitions —, et s’empare de la capitale du Tonkin. Le 2 septembre — assurés de la neutralité bienveillante des Japonais —, les communistes contrôlent, sans lutte, toute l’administration, tous les services d’Hanoi : radio, journaux, imprimeries, télégraphe, téléphone, usine électrique.
Dès la mi-septembre, deux officiers supérieurs nippons, les colonels Mukaiyama et Nagakawa, se présentent à Giap et offrent leurs services au Viêt-minh. Avec eux, ils amènent quatre cent officiers et sous-officiers, techniciens et spécialistes militaires qui refusent de se rendre aux alliés et veulent continuer le combat. Tous se disent prêts à rejoindre les rangs de la Révolution. Giap s’empresse d’accepter leur ralliement. A condition qu’ils prennent la nationalité et un nom vietnamiens. L’armée communiste n’existe pas ; il lui faut des cadres, des instructeurs, des ateliers d’armement. Les Japonais feront l’affaire. Le colonel Mukaiyama qui appartenait à l’état-major de la 38e armée prend en charge l’organisation logistique. Le colonel Nagakawa, ancien du S.R. naval nippon et commandant d’une brigade de fusiliers marins, fractionnée en commandos légers, embarqués sur des navires rapides fortement armés, piratait durant la guerre les jonques chinoises navigant au sud de Canton. Assisté du lieutenant Arimitsu, il reçoit mission de créer une flottille de contrebande, une académie militaire où se formera l’élite de l’armée vietminh, et une école de renseignements. D’autres officiers nippons assument d’importantes responsabilités. La major Saito, ancien de la Kempetai, la sinistre gendarmerie japonaise, aidé par le lieutenant Tamura, organise un service de contre-espionnage. Le major Wagao et le capitaine Wishiyama, artilleurs d’origine, fondent la première école d’artillerie. Le capitaine chirurgien Nagajima met sur pied le service de santé militaire. L’ingénieur Ureshino assure la direction des centrales électriques. En prévision d’une guerre contre les Français qui semble inévitable, les techniciens japonais du génie aménagent dans les régions montagneuses qui dominent le delta du fleuve Rouge, trop favorable au déploiement des blindés et aux armes modernes, des «centres de résistance» (Chien-Khu) qui serviront de môle d’amarrage et de base de départ aux actions de guérillas menées dans les plaines.
L’armée vietminh restera profondément marquée par cette influence nippone. Comme l’armée japonaise, elle se caractérise par la mobilité exceptionnelle de ses fantassins, le secret qui entoure ses déplacements et ses itinéraires, la perfection du camouflage, les hurlements des vagues d’assaut, les commandos-suicide, le combat de nuit, l’embuscade - coupe-gorge, l’utilisation en terrain découvert des armes à tir courbe (mortier, lance-grenades) difficiles à localiser et pratiquement invulnérables à la contre-batterie, l’emploi des « snippers » (tireurs isolés à l’affût), les pièges (fosses tapissées de flèches de bambous acérées ou de pointes d’acier, routes et sentiers truffés de mines à revêtement de bois pour éviter la détection), villages truqués, fortifications souterraines.
La pensée militaire de Giap, elle-même, subira l’influence de ses conseillers nippons. Comme les Japonais, il fera de la ruse et de la surprise ses cartes maîtresses. Comme eux, il ne respectera jamais une trêve, sauf pour améliorer ses positions ou renouveler ses approvisionnements.
Les Japonais à Saigon en 1941. 
    Devant Leclerc, Giap négocie
La prise de pouvoir accomplie, les fondements de l’armée étant posés, Giap, promu ministre de l’Intérieur, prend en main la police et la sûreté du nouveau régime. Implacable et décisif, il élimine, en peu de mois, tous les leaders et les cadres des différents partis de l’opposition nationaliste. Mais tandis que le pouvoir vietminh se raffermit au Nord, une nouvelle menace remet en cause son autorité dans le Sud. Dès le 5 octobre 1945, prenant la relève des Britanniques, le général Leclerc a débarqué à Saigon avec les premiers éléments d’un corps expéditionnaire chargé de rétablir la souveraineté française en Indochine.
En moins de quatre mois, s’appuyant sur les escadrons blindés du colonel Massu, les paras-commandos du capitaine de corvette Ponchardier et la fameuse 9e D.I.C. (Division d’Infanterie Coloniale), le prestigieux vainqueur de Koufra, taille en pièces les unités encore informes du Viêt-minh, nettoie le delta du Mékong, libère les grandes plantations d’hévéas, et au terme d’une cavalcade étourdissante enlève Ban-Me-Thuot, «capitale» des Hauts-Plateaux, balcon stratégique de la Cochinchine et du Centre-Annam. Devant ce retour en force des Français, Hô Chi Minh temporise. Le 6 mars 1946, il signe avec Roger Sainteny, commissaire de la République, un accord prévoyant le retrait des troupes chinoises du Tonkin et leur remplacement par les troupes de Leclerc. En contrepartie, la France reconnaît «l’autonomie interne du Vietnam» sous réserve que l’unification des trois pays — Tonkin, Annam et Cochinchine — soit approuvée par la population consultée par référendum ; le 18 mars 1946, Leclerc et ses troupes font leur entrée dans Hanoi. Des troupes solides, disciplinées, équipées d’un matériel considérable et ultramoderne, canons tractés, engins amphibies.
Devant ce déploiement de force impressionnant, Giap, conscient de son infériorité militaire, sent qu’il n’est pas encore en état d’imposer ses vues par les armes. Mieux vaut poursuivre les négociations. Les Français, en revanche, croient pouvoir affirmer leur avantage. Ils tiennent avant tout à préserver l’identité «régionaliste» de la Cochinchine, au besoin en créant une république autonome. Le 17 avril 1946, une conférence destinée à trancher de cette question s’ouvre à Dalat.
La délégation française, présidée par l’amiral d’Argenlieu, compte dans ses rangs des politiques et des «techniciens», parmi lesquelles Pierre Messmer, un rescapé de la Révolution d’août, administrateur des services civils, chef de cabinet du ministre de la France d’outre-mer, et Pierre Gourou, l’ancien professeur et bienfaiteur de Vo Nguyen Giap. La délégation vietminh, composée de technocrates, ingénieurs des mines, polytechniciens, avocats et diplômés d’H.E.C., est conduite par Giap. D’entrée, Giap pose brutalement la question essentielle : «La Cochinchine fait partie intégrante du Viêt-nam dont l’unité ethnique, géographique, historique, culturelle et psychologique est un fait impossible à nier, que tous les historiens et géographes français ont d’ailleurs reconnu. L’administration française, elle-même, a toujours parlé des "pays annamites" pour les distinguer des "Etats hindouisés" (Cambodge et Laos). Sur ce point, nous sommes intransigeants.» Bloquée par ce postulat, la conférence va traîner sans progrès notables pendant plusieurs semaines.

    Un soir d’avril 1946...
    Un bref moment d’émotion
En dehors de l’atmosphère tendue des séances, des tête-à-tête réunissent en petits groupes des hommes que rapprochent des souvenirs communs ou une formation intellectuelle identique. Giap salue toujours avec déférence son ancien maître, le professeur Gourou. Avec Messmer, il en vient à la pratique du tutoiement révolutionnaire.
Un soir de la fin avril, sur la terrasse de l’hôtel du Parc, se produit un curieux incident. En présence de l’administrateur Bousquet et de Pierre Messmer, Giap s’humanise un instant. Penché en avant avec un étrange sourire, la voix soudain rauque et basse, nouée par l’émotion, il dit : «Ma jeunesse a été dure, humiliante, dans la Société coloniale... La police toujours, les contrôles, l’espionnite... Ma femme que j’aimais tant, jetée en prison... Elle était enceinte de six mois. Elle est morte en cellule et avec elle l’enfant que nous espérions. Ma vie a été détruite. Eh bien ! Je suis prêt à tout oublier, à ravaler ma souffrance, à tendre la main loyalement. Je réserve ma haine aux salauds et aux flics responsables que je ne confonds pas avec la France...»
Bousquet est désemparé. Mais Messmer, calme et sans passion, répond : «Il y a quelques mois à peine, j’étais parachuté au Tonkin, en compagnie de deux officiers français... Je venais en ami promouvoir une nouvelle politique... Capturés par des guérilleros vietminh, nous avons parcouru des kilomètres et des kilomètres propulsés à coup de pied dans le c... Mon adjoint, le capitaine Brancourt a été assassiné... une dose de poison à foudroyer un tigre. Mon radio Marmont et moi n’avons échappé à la mort que par miracle...» Il ajoute : «Si je me souviens bien, Giap tu étais ministre de l’Intérieur à ce moment-là.» Giap, acquiesce avec un sourire crispé.
Alors, Messmer poursuit : «Moi non plus je n’ai pas de haine. Je peux te tendre la main et, somme toute, nous sommes à égalité.»
Pendant que Messmer parle, Giap tient un verre à la main et le verre tremble légèrement. Mais ce bref moment d’émotion ne se reproduira plus. Le 11 mai, la conférence s’achève sur un échec. Un mois plus tard, Hô Chi Minh part pour la France renouer la négociation à Fontainebleau. Après deux mois de vaines conversations, il reviendra au Nord-Vietnam.

    Une erreur des Français
A cette époque, se noue un ultime drame personnel dont l’issue tragique marquera Giap profondément et contribuera à l’enfermer dans son intransigeance.
En octobre 1946, le ministre de l’Intérieur, accompagné d’une importante escorte, revient dans son village natal pour honorer et saluer son vieux père. Un grand festin est préparé à la Maison commune. Mais lorsque Giap se présente devant la maison familiale, il trouve porte close. Son père refuse de le recevoir. A des notables qui tentent de s’entremettre, le vieillard, confucéen, rigide, indéfectiblement attaché aux traditions, réplique sur un ton grave et catégorique :
«Mon fils s’est écarté de l’idéal moral et religieux de notre pays pour se mettre au service d’un parti étranger dont les seuls buts sont de détruire la famille et de démanteler les hiérarchies naturelles, sur lesquelles est fondée notre société. Je ne l’accueillerai pas tant qu’il restera communiste...»
Et Giap, malgré son titre de ministre, ses gardes du corps et son escorte, doit s’en retourner sans franchir le seuil de la maison natale. Quelques mois plus tard, la guerre éclate. Quand les Français débarquent en force dans le Quang-Binh, le père de Giap, dont la maison a été bombardée, se réfugie chez le Père Thé, curé de An-La. Les Français commettront alors l’erreur d’arrêter le vieil homme. Le colonel Laroque, responsable du secteur, et surtout le commandant Loisy (chef du 2e bureau), tenteront de lui arracher une déclaration écrite condamnant l’action de son fils. «Je ne suis pas communiste, répondra le vieillard, et je n’approuve pas les idées de Giap, ni les excès qu’il a commis, mais ce que vous me demandez est indigne. Je ne le ferai pas...»
Roué de coups, jeté au cachot, les fers aux pieds, puis amené à Hué après trois mois d’isolement en cellule, il sera contraint de prendre la parole à la radio pour adjurer son fils de déposer les armes.
Fin 1947, éprouvé par la détention et les mauvais traitements, le père de Giap mourra en captivité.
Giap, désormais, se voue entièrement à la lutte armée. La conférence de Dalat, puis celle de Fontainebleau ayant échoué, il ne croit plus aux discussions. Il rassemble les énergies populaires, fanatise ses troupes et ses milices, multiplie les « incidents » et réussit finalement à convaincre Hô Chi Minh que le coup de force constitue la seule issue à l’impasse créée par l’intransigeance française. L’affrontement se produit à Hanoi, le 19 décembre 1946. Giap entre dans la guerre pour ne plus en sortir. Dès les premières semaines du conflit, ses troupes sont durement éprouvées par les blindés français dans les combats de rue de Hanoi. Il les reprend en main et durant quatre années se réfugie dans la défensive, laissant les guérillas villageoises supporter le poids de la guerre tandis qu’il forge l’instrument de ses futures victoires — ses réguliers — dans les montagnes du Haut-Tonkin et sur les polygones d’entraînement de la Chine communiste.

    De Cao Bang à Diên Biên Phu
    Un stratège autodidacte
Le mérite de ce redressement ne peut cependant lui être entièrement attribué. Un autre chef militaire tonkinois, le général Nguyen Son, dont l’action a été tenue cachée, en assume une large part. Né en 1903, l’œil noir, le teint basané, toujours botté de cuir fauve, formé à l’académie militaire de Moscou, ami personnel de Mao, Nguyen Son avait participé aux grands événements révolutionnaires de la Chine, aux batailles de Shanghai, à la fameuse insurrection de la commune de Canton et à la Longue Marche où il commandait une brigade avec le grade de général. D’une vitalité débordante, amateur de jolies femmes, grand lettré de culture chinoise, s’entourant de poètes et d’écrivains, il était aussi un authentique chef de guerre. Evincé au printemps de 1950, il se réfugie en Chine.
Débarrassé d’un rival encombrant et prestigieux, Giap, investi désormais d’une autorité incontestée, peut enfin passer à l’action. Intelligent, mais stratège autodidacte, il commet cependant des erreurs ; sa victoire éclatante de Cao Bang où il détruit dix bataillons d’élite, légionnaires, paras et tabors de l’armée française, est suivie du carnage de ses meilleures divisions lancées à découvert en « vagues humaines » contre les groupes blindés et l’artillerie du général de Lattre, à Vinh-Yen, au Dong-Trieu et à Ninh-Binh. Mais, patiemment, Giap apprend son métier, revoit ses manœuvres et ses plans de feu, relit Napoléon et Clausewitz, étudie les traités de Louvois et Vauban. Cette rigueur qu’il a pour lui-même, il l’applique à ses hommes et ses officiers. Critiques et autocritiques dégagent les meilleurs cadres, éliminent les incapables, les hésitants, les politiquement peu sûrs. A tous, Giap ne cesse de répéter : « La force militaire est l’arme essentielle du parti pour n’importe quel but politique. » Fin 1953, l’instrument est prêt. Giap, l’universitaire passionné qui a mis à profit les leçons apprises en lisant les théoriciens militaires de Louis XIV, va se révéler un incomparable remueur de terre ; tout autour des positions françaises, il multiplie les tranchées et les banquettes d’assaut, les tunnels et les boyaux d’approche, installe de savants retranchements pour paralyser les sorties, creuse des trous recouverts d’herbes, des fossés camouflés au fond desquels ont été plantées des lances et déploie des tapis de mines antichars. Mais son principal atout est constitué par la « division lourde 351 », une division formée et équipée par les Russes et les Chinois et employée à la manière japonaise. Trois cents canons bien approvisionnés, montés sur rails, embossés à flanc de colline, dans des alvéoles, casemates impossibles à repérer. Sous le déluge de toutes ces pièces tirant à vue, il jette dans la bataille ses sept divisions d’infanterie. Sa douzaine de régiments réguliers autonomes, entourés d’une nuée d’unités régionales semi-régulières et de milices locales. Il joue le tout pour le tout et gagne. Au fond d’une cuvette cernée de collines couvertes de jungle, il brise et écrase le fer de lance du corps expéditionnaire français. A Diên Biên Phu, la France subit sa plus grande défaite outre-mer depuis la mort de Montcalm devant Québec. Giap, lui, coiffe son auréole légendaire.
Soldats de l'armée populaire vietnamienne défilant à Hanoi
en octobre 1954 © US federal government.


    Le triple échec de Giap
Mais la partie est loin d’être gagnée. Le Vietnam reste tronçonné. Dans le sud, l’Amérique prend la relève de la France. Elle arme et soutient un nouveau pouvoir. Diem, le catholique irréductible, lance la croisade anticommuniste. Pour l’abattre, Hanoi réanime la Guérilla, constitue un « Front national de libération ». Les actes de terrorisme et de sabotage se multiplient. Le 3 novembre 1963, Diem est renversé par un coup d’état militaire et exécuté d’une rafale de mitraillette, au fond d’un véhicule blindé. Le Sud se décompose.
La pression communiste s’accentue. En 1965, l’énorme puissance américaine, bardée d’hélicoptères, de chars, de canons géants, de porte-avions et de superbombardiers, déferle sur le Vietnam. Pour affronter le titan, Hanoi reçoit l’appui logistique de ses deux alliés, colosses — la Chine et la Russie — , Giap, ministre de la Défense, est toujours le responsable nominal des opérations.
En fait, durant les trois premières années de la lutte contre les Américains, le véritable commandant en chef de l’Armée populaire est le général Nguyen Chi Thanh, un ancien chauffeur de camion, éduqué politiquement en Chine, archétype du militant du Parti, vétéran de l’action clandestine et de tous les combats, ancien commandant en second à Diên Biên Phu. Il mourra à l’automne 1967 sous un bombardement de B 52. Sa disparition ramène Giap au premier plan.
Partisan des coups de boutoir dramatiques et spectaculaires, Giap tentera, à trois reprises, d’imposer sa loi. En 1968, d’abord, où, violant la trêve du Nouvel An lunaire, il jette ses commandos suicides contre les villes du Sud. En 1971, où il tente d’anéantir les unités d’élite de l’armée sudiste engagées dans les forêts du Laos. Au printemps de 1972, où il lance, à travers la zone démilitarisée, tout son corps de bataille, appuyé par des centaines de chars et une formidable artillerie. Escalade tragique à trois niveaux — guérilla urbaine, guerre de jungle et guerre conventionnelle —, qui débouche sur un triple échec.
Le Nord fléchit. Mais Giap n’en a cure, les Américains s’en vont. Ses régiments reconstitués sont prêts. Les Chinois ont réapprovisionné les stocks de munitions. En 1975, après trois ans de préparation, il relance son corps de bataille... pour gagner, cette fois. En trois semaines de manœuvres fulgurantes, ses troupes s’emparent des hauts Plateaux moïs, le balcon stratégique du Sud. Encore un mois... et Saigon va capituler. La victoire du «petit prof» qui avait choisi la guerre est totale. De la porte de Chine à la pointe de Camau, l’ordre de Hanoi et le drapeau rouge à étoile jaune rassemblent le pays. La guerre est finie. Les politiques le trouvent encombrant. Le guerrier entre en méditation. Il ne parade pas. Il fait du yoga, s’initie à la digipuncture, lit André Suarès, soigne ses plantes médicinales et s’accorde le temps de mourir centenaire.

(1) Abréviation de « Internationale communiste ». Nguyen Thi-Minh Kai y avait été déléguée en 1935 en compagnie de Le Hong Phong. Après sa mort tragique, Giap épousera la fille de son professeur, Dang Thai Mai.
(2) Parti communiste indochinois.
(3) Il s'agit de Chu Van Tan, futur vice-ministre de la Défense nationale et vice-président de l'Assemblée de la R.D.V. (République Démocratique du Vietnam ou Vietnam du Nord), qui va créer la division d'élite de montagne 312.
(4) Office Strategic Service (actuellement la CIA).

Tous droits réservés par Pierre Darcourt.

07 octobre 2013

Lampedusa : derrière les morts


Un navire transportant 450 à 500 migrants, dont une majorité de Somaliens et d'Erythréens, a fait naufrage au large de Lampedusa, en Italie, en fin de semaine dernière. Le bateau avait pris feu, à 500 m des côtes. La plupart de ces migrants ne savaient pas nager et sont morts noyés. Parmi les victimes, des femmes et des enfants en bas-âge. Un autre navire avait débarqué la veille plus de 400 migrants, en provenance de Syrie. Le trafic humain est devenu la troisième source de revenu la plus importante pour des organisations criminelles à travers le monde, après la drogue et les armes, affirmait un rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), publié début 2013. Près de 80 pour cent des personnes trafiquées, essentiellement des femmes, sont sexuellement exploitées.


Trois cents morts. Devant ce drame, le pape François a dit : « C'est une journée de deuil et de pleurs.» A Lampedusa, où les plongeurs ont arrêté les recherches après avoir arraché à la mer plus de 150 cadavres, les femmes, une veilleuse dans le creux de la main s'agglutinent aux portes des églises pour aller y prier à genoux.

Le port est secoué d'horreur et de chagrin. Les télévisions diffusent des commentaires sans images. Les corps des victimes ont été discrètement évacués dans des camions frigorifiques. La catastrophe bouleverse le grand public. Mais qui cherche à savoir et à dénoncer les trafiquants, ceux qui exploitent les filles en leur faisant crédit pour payer le voyage et la régularisation en Europe et, pour finir, les acculer à la prostitution pour payer leur dette ? 40.000 dollars. Trois ans ou cinq ans d'abattage.

Les hommes qui embarquent avec leurs familles et qui ont tout vendu pour monter dans ces pinasses sans bouées et sans canots de sauvetage se plient aussi aux conditions barbares de ce nouvel esclavage. Ils espèrent acheter avec tout ce qu'ils possédaient une vie nouvelle. Ils achètent leur mort.
Pierre Darcourt pour 24heuresinfo

17 juillet 2013

Le chêne et le citronnier : une saga pour l'été


Pierre-Antoine Mariano a fait partie des «vieilles tiges» du Figaro. Journaliste économique, il a gravi une à une les marches de la hiérarchie du grand journal dont il a été l'un des rédacteurs en chef les plus solides durant des années. D'un caractère égal et prudent, il a veillé sur la passerelle aux éditions de nuit. Il a connu le plomb, les typos, ces derniers descendants de Gutenberg qui fabriquaient le journal.

Délicat, mesuré, il a été un des rares rédac'chef que tous les journalistes de la rédaction appelaient familièrement par son prénom. Retraité, l'ancien éditorialiste a pris la plume pour écrire un roman, Le chêne et le citronnier, aux rebondissements dramatiques et inattendus au travers d'une saga qui couvre le 20e siècle et ses séismes majeurs, des hécatombes de 14-18 aux crises répétées de la Guerre froide et du déchirement de l'abandon de l'Algérie.

L'histoire est ancrée entre deux hommes, un grand bourgeois venu des brumes du Nord, Eugène, et José, né sous le soleil de la Méditerranée. Le drame insupportable éclate dès la première page. Le grand-père Augusto assassine sa fille en l'étouffant sous son oreiller, parce qu'elle était enceinte de son patron. Intransigeance d'un honneur surgi du fonds des âges. Nous sommes en 1856 dans l'île d'Ibiza.

Tout au long de cet ouvrage, l'auteur, très classique, a du mal à retenir la truculence de son style rabelaisien. Etonnant raccourci de cent années d'exil, d'aventures, de misère et de succès, Eugène et José seront les témoins des turbulences en Europe centrale et au Moyen-Orient jusqu'à la tragédie algérienne des pieds-noirs inguérissables de la lumière perdue.

Bien construit, ce roman inclut parfois sans citer ses sources quelques citations connues, plaquées sur des conversations banales. Bonne chance et bon vent à ce titre si joli Le chêne et le citronnier.

Pierre Darcourt  pour 24heuresinfo


Le chêne et le citronnier, Antoine-Pierre Mariano. Editions Jacob-Duvernet, 365 p., 20 euros.

20 juin 2013

Il y a cent ans, le Tour de France


Maurice Garin, le petit ramoneur (© Agence Meurisse/BNF)
et Hippolyte Aucouturier, dit le Terrible (© PD-1923).
Avez-vous lu Le premier Tour de France de Jean-Paul Vespini qui vient de paraître ? Oui ? Sinon, dépêchez-vous de l’acquérir. C’est une belle histoire, bien écrite, pittoresque, documentée, le récit haletant, une formidable aventure qui commence en 1903. Cette année-là, une soixantaine de pionniers s’élancent sur les routes de France pour courir ce qui va devenir l’épreuve la plus éclatante et la plus populaire du cyclisme. Six étapes de quatre cents kilomètres chacune. Les concurrents de ce premier Tour de France, ouvriers, bûcherons, menuisiers, forgerons, vont se dévaster dans une guerre farouche pour gagner l’épreuve. Des hommes de fer montés sur des vélos à roue fixe et... sans freins. Ils courent même la nuit sans lanterne des étapes de seize heures d’affilée. Le courage, la fureur, la poussière, la chaleur torride et une soif à sécher les poumons. Pas de dope dans le peloton mais une bouteille de bordeaux dans la musette. Du champagne pour certains. Au ravitaillement, un ouragan s’abat sur la table aux victuailles : saucisses, pâtés, oranges, disparaissent dans les poches des maillots. Les plus fatigués boivent au goulot de n’importe quel flacon.

Le «petit ramoneur» et le «terrible»
Pour ces guerriers en selle, pressés de souffrir, seule la victoire compte. En tête de cette horde qui se rue sur les routes, des champions. Maurice Garin, «le petit ramoneur», toujours en veste blanche, Aucouturier, surnommé le «terrible», le Belge Samson, Augereau, l’Allemand Fischer. Ils grimpent, bloquent leur machine dans les descentes, ils encaissent la pluie glacée, des chutes dans les ravins et remontent sur le premier vélo qu’on leur tend. Et ils ont des moustaches cirées, ces coureurs. Et puis, il y a la presse qui en fait des vedettes, relate leurs exploits. L’Auto et son rival, Le Monde sportif, Le Routier, La Revue des sports et du plein air qui envoie à chaque abonné capable d’en gagner dix autres un revolver de poche Bull-Dog. Il y a les journalistes, Desgrange, le Patron du Tour, et Jo Lefèvre, Alibert, Baugé. La presse nationale amplifie leurs proses à travers le monde jusqu’à Shanghai et Pékin. Ce sont leurs articles, en accompagnant les coureurs, qui vont donner aux héros de ce premier tour la dimension qui va remuer les foules.
Henri Desgrange, (1865-1940), rédacteur en chef de
L'Auto, à son bureau en 1914. DP : Fonds BNF.
Ovationné comme un chef d'Etat
Au terme de cette hallucinante chevauchée de 2.500 kilomètres, Paris accueille les géants comme des princes. Maurice Garin est vainqueur. Après une réception à l’hôtel de ville, le roi du Tour monte dans un landau couvert de fleurs, escorté par plus de 2.000 cyclistes fleuris. Il accomplit un tour de ville salué et ovationné comme un chef d’Etat.

Le livre de Jean-Paul Vesperini raconte avec talent les débuts de la formidable épopée du Tour qui, cent ans après, continue d’emballer les Français. Du panache, du dépassement et un spectacle magnifique qui perdure.


Pierre Darcourt  pour 24heuresinfo